119 heures et 12 minutes

 

 

"119 heures et 12 minutes" ou le récit d'un peintre embarqué à bord d'un sous-marin nucléaire. 

 

 

 

 Pendant 119 heures et douze minutes Marie Détrée nous fait découvrir les entrailles d'un sous-marin nucléaire lanceur d'engins, pinceau à la main.

Chronique à bord du Sous-marin Nucléaire Lanceur d'Engins

le Terrible (S619)

119 heures et 12 minutes en plongée

 

 

J+1

06h45 : toujours la nuit à Brest, juste le temps de sauter dans le trans-rade, un peu le RER local, en destination de l’Ile Longue, base sous-marine des SNLE. Adieu téléphone et tablette, c'est de le début de l'aventure et de la grande plongée pour 6 jours à bord du Terrible.

9h00 : appareillage et dernière bouffée d'air en passerelle avant de sortir mes tubes de gouaches que le médecin du bord a failli me confisquer car tout produit pouvant polluer l'air est strictement interdit. Après une première visite rapide de ce qui sera mon domaine pendant plusieurs jours sans pouvoir en sortir je décide de peindre les régleurs servant à affiner la pesée.

23h15 : à la niche ! La journée de demain s'annonce bien remplie !

 

J+2

Silence et calme des abysses, nous sommes descendus à « P » cette nuit, je ne serai pas baptisée car j'ai déjà eu la chance d'atteindre cette profondeur lors de mon premier embarquement sur le Triomphant. Les néophytes boiront ce soir au carré un verre d'eau de mer puisé à la profondeur atteinte, vite dilué dans une coupe de champagne !

En attendant je suis allée peindre sur l'arrière, dans la rue des EPE (les Electro Pompes à Extraction) puis la soute avant où sont entreposés les 8 missiles M51 sur les 16 embarqués à bord du Terrible.

 

Que des sujets très techniques mais qui me ravissent et me permettent de mieux comprendre le fonctionnement du bateau grâce aux nombreuses explications des marins. Les acronymes fusent de partout et j'ai noté celui-ci avant de m'effondrer dans ma bannette : PIRANHA ou le Propulseur Intégré Rétractable Aménagé en Niche à Hélice Axiale... !

 

J+3

J'ai rêvé cette nuit d'école buissonnière et de soleil, la lumière naturelle me manque t'elle déjà tant ? C'est possible car j'ai du mal à m'habituer à ce vilain éclairage jaune qui sort de partout et bascule au rouge sang le soir venu.

Malgré la profondeur de sécurité de 23 mètres lors de la dernière reprise à la vue j'ai senti le bateau rouler bord sur bord, dans quel état vais-je retrouver ma chambre? Je me dis que ça ne doit pas être beau là-haut en surface et je n'aspire qu'à une chose, que nous replongions pour que je puisse peindre le local des chasses et des purges, situé tout à l'avant, derrière le sonar. Ma visite du bord se poursuit et je me sens de plus en plus à l'aise dans le ventre d'acier. J'ai découvert les vivres cet après-midi et cela a été le prétexte d'une gouache de la cambuse, bien différente des précédentes !

 

 

J+4

Aujourd'hui c'est un dimanche à la mer, ou si peu en fait car ce matin un long SECUREX (exercice de sécurité) a mobilisé tout le bord et m'a contrainte à me réfugier dans la soute missile, devant les générateurs de gaz. On dirait de gros champignons noirs et j'ai du vite terminer car à midi le commandant nous a convié à un repas présidé ! J'aime beaucoup les traditions dans la Marine et celle ci réclame de l'humour et de la courtoisie.

http://www.netmarine.net/tradi/traditions/tradioff/index.htm

J'en ai profité pour peindre les « attributs du commandant » et la soute torpille bâbord où je n'ai pas pu m'installer car les midship y ont mis leurs matelas...j'ai donc pris un peu de recul en peignant de la cafétéria, entre le micro-onde et la poubelle, sous l’œil amusé des marins.

 

J+5

"Pour être aimé, soyez discret, la clé des cœurs, c'est le secret."

Pierre Augustin Caron de Beaumarchais

 

 

Le SNLE a un cœur d'uranium et ce matin il s'est arrêté de battre : le bord s'est livré à un grand exercice d'arrêt du réacteur enchaînant un black out total dans le bateau...ce qui ne facilite pas mon exercice quotidien de la peinture sur le motif ! Heureusement, je ne sais par quel hasard, les pompes à eau douce étaient encore vaguement éclairées et un peu plus tard j'ai pu trouver un recoin sombre et presque tranquille, après le cœur, le cerveau : le PCNO ou le poste de contrôle et de commandement du sous-marin baigné dans une douce obscurité. Cependant ce répit durera peu de temps car un malencontreux feu en cuisine obligera rapidement chaque marin à se capeler du masque EZ et à gesticuler...jusqu'au prochain exercice « crochage dans un chalut ». J'ai de plus en plus l'impression de me faufiler à travers les interstices du temps et de l'espace...

 

J+6

Le bilboquet "tradi" du Pacha donne le ton ce matin : "d'où que nous venions nous sommes prêts à parcourir le Monde pour la France".

La journée s'annonce bien : vernissage de mes gouaches à la cafétéria ce soir. le titre de l'exposition est tout trouvé, ce sera "Black is beautiful" et rien d'autre, en hommage au bateau bien entendu et à ma façon de travailler sur papier noir, aussi.

J'ai tant bien que mal scotché mes œuvres sur les placards et tout l'équipage était présent pour ce moment fort sympathique et un peu décalé : un vernissage dans un sous-marin ! 

C'est mon dernier véritable jour à la mer, nous rentrons demain à Brest et déjà, de façon imperceptible, je sens que l'ambiance change, chacun a déjà basculé dans l'idée du retour à terre.